Veillée

Otto Dix, Blessé, 1924

Otto Dix, Blessé, 1924

 

Une nuit entière
jeté aux côtés
d’un camarade
massacré
sa bouche grimaçante
tournée vers la pleine lune
ses mains
tuméfiées
pénétrant
mon silence
j’ai écrit
des lettres pleines d’amour

Jamais je n’ai été
tant attaché
à la vie.

Cima, 23 décembre 1915
.

Giuseppe Ungaretti, extrait de L’Allegria – 1931
Traduction © Valérie Brantôme, 2013

______________________________________________
► D’autres poèmes sur EF : Variation sur le rien , Ô nuit (nouveaux commencements)

III – Lieux où l’on n’est jamais tout à fait

.

Lieux — ceux du vent.

Car le vent est un nerf amoureux. Il joue d’amour et de visage et de crinière
et tremble et rit et s’enivre de ces familiarités qui vous bousculent au mugissement tendre d’avril.

Ici Les môles de la tourmente colère méditerranée,
tombeau des haines et des résistances,
là brise-lames en faveur d’océan,
et la mémoire qui reconduit à l’audace d’un hiver passé. Trinité oubliée dans l’odeur merveilleuse des appétits de janvier, serrée de longs pans de laine cachemire dans l’hiver dunaire, sous ciel insolent et glacé
— et le vent, le vent, témoin gourmand d’un front hardi où dans l’entre-deux rougissant, pudeur et aplomb se joignent.

(pour se donner du courage)

Cabines à jetons ~ Massimo Pastore

.

Drames suicidaires dans les cours de l’amour espion
souillant de nos mains, de nos bites et de jets télescopiques
l’interdiction sévère de jouer au ballon
quand nous avions quinze ans
quand enrouler sa veste autour de la taille était à la mode
ou se jeter des trous d’égout bouches du ciel
en criant — mon dieu mon dieu pourquoi m’as-tu abandonné
tandis que nos pères, parents et amis faisaient la queue
pour réserver lobotomies grâces et méthadones
opinant du chef comme des chevaux matés chevauchés par de crasses portions du monde
chevaux de pierre sodomisés par des fibres de coton et de filigrane
oh, tes garçons tremblent sous les porches en vrac
titubant à la façon de caméras spasmodiques
dégringolant du sommeil
fumant des cigarettes mouillées
pleurnichant aux armées
avalant la rue noire
dans l’étrange mécanisme de la nuit…

pendant les jours de l’enfer là-dessous
entre les fontaines de l’imagination
nous poussions repus et maudits
comme des arbres aux poires furieuses
maniant des armes cosmiques
dans les cours de l’amour espion
souillant de nos mains, de nos bites et de jets télescopiques
l’imbécile qui au premier étage voulait percer notre ballon
et je te dis tout ceci tandis que j’erre nu-pieds par le monde
cherchant une cabine à jetons pour te dire à la hâte
ne crains pas pour moi
j’ai déjà passé ce mois,
____________________________________sans mourir de faim…

 

banksy_street-art

Street art by Bansky

CABINE A GETTONI

Drammi suicidari in cortili d’amore spia
a insudiciare con mani e cazzi e getti telescopici
il severo divieto di giocare alla palla
quando avevamo quindici anni
quando andava di moda arrotolarsi la giacca sui fianchi
o piombare giù da tombini bocche del cielo
gridando –mio dio mio dio perchè mi hai lasciato–           
mentre padri parenti e amici facevano la coda
per prenotare lobotomie e grazie e metadone
annuendo come cavalli sedati cavalcati da sporche porzioni di mondo
cavalli di pietra sodomizzati da fibre di cotone e filigrana
oh, i tuoi ragazzi tremano negli androni “scatafasciati”
traballando come cineprese spastiche
cascando dal sonno
fumando sigarette bagnate
singhiozzando negli eserciti
deglutendo strade nere
nello strano meccanismo della notte…

nei giorni infernali la sotto
tra fontane di immaginazione
crescevamo pasciuti e maledetti
come alberi di pere furiose
maneggiando armi cosmiche
in cortili d’amore spia
insudiciando con mani e cazzi e getti telescopici
lo stupido che al primo piano ci voleva bucare il pallone
e ti dico tutto questo mentre giro a piedi nudi il mondo
cercando una cabina a gettoni per dirti frettolosamente:
non temere per me
ho già passato il mese,
________________________________senza morire di fame…   

Massimo Pastore, Cabine a gettoni e altre poesie
Traduction © Valérie Brantôme, octobre 2014

____________________________________________________________________________
► Un autre poème ici > Astratto palpabile
► Sur Massimo Pastore, voir (en italien) les notes de Giacomo Cerrai sur Imperfetta Ellisse

Hommage à Góngora ~ Robert Marteau

Photo © MarcinSasha

Photo © MarcinSasha

 

.

Jeune marin, vos tempes bleu de ciel,
Dans la mer vos mains guettent les étoiles,
L’arbre où la pomme et le poisson se meuvent,
Le chariot plein de sacs, le cheval, le filet ;
Des mailles la rivière qui s’enfuit ;
Un serpent dans le foin ; une nasse
De perdreaux ; vos doigts dans le sable
Tracent les signes de la fortune.

Marin si jeune que  l’herbe est bleue
Quand poind la rosée ; la neige s’abîme
Dans un brasier de chardons : marin,
Marin, m’aimez-vous, moi qui m’abîme dans les flammes,

Moi qui tresse à vous attendre des paniers de soucis,
Mes chevilles dans la mer, mes cheveux
Dévastant la vigne, nouant au cou des chèvres
La cordelette qui étrangle ?

M’aimez-vous, marin qui brûlez dans le sel ?
Attendrai-je au coin de l’oseraie
Jusqu’à l’automne rouge vos pas
Sur la cendre des feux de camps ?

Le noroît qui secoue les baies
Et les nids renversés dans l’aubépine
Au galop d’un cheval gagne les prairies de neige
Où ma tête qui saigne laisse vos initiales.

Robert Marteau, extrait de Royaumes
in Royaumes Travaux sur la terre Sibylles, Orphée La Différence, 1997

Vittorio Sereni ~ da Frontiera

Photo © Bertrand Môgendre

.

Les mains

Ces mains tiennes en rempart :
elles portent le soir sur mon visage.
Quand lentement tu les ouvres, là, en face,
la ville est cet arc de feu.
Sur mon sommeil à venir
elles seront persiennes rayées de soleil
et j’aurai perdu pour toujours
cette saveur de terre et de vent
lorsque tu les reprendras.

.

Le mani

Queste tue mani a difesa di te:
mi fanno sera sul viso.
Quando lente le schiudi, là davanti
la città è quell’arco di fuoco.
Sul sonno futuro
saranno persiane rigate di sole
e avrò perso per sempre
quel sapore di terra e di vento
quando le riprenderai.

Vittorio Sereni, extrait de Frontiera (Frontière) –  1947
Traduction © Valérie Brantôme – 2016

.

Source

Ton souvenir en moi

Ton souvenir en moi est seul bruissement
de ces pas rapides qui vont
sereins là où les hautes heures
de midi descendent
vers le plus flammé des crépuscules
parmi les portails et les demeures
et les pentes amoureuses
de ces fenêtres ouvertes à nouveau sur l’été.
En moi, seulement, lointaine
se prolonge une complainte de trains,
d’âmes qui s’en vont.

Et là, légère, tu t’en vas dans le vent,
te perds dans le soir.
.

In me il tuo ricordo

In me il tuo ricordo è un fruscìo
solo di velocipedi che vanno
quietamente là dove l’altezza
del meriggio discende
al più fiammante vespero
tra cancelli e case
e sospirosi declivi
di finestre riaperte sull’estate.
Solo, di me, distante
dura un lamento di treni,
d’anime che se ne vanno.

E là leggera te ne vai sul vento,
ti perdi nella sera.

Vittorio Sereni, extrait de Frontiera (Frontière) –  1947
Traduction © Valérie Brantôme, 2016

__________________________________
► voir aussi Inverno a Luino