Deuil des abeilles ~ Pierre Torreilles

© Photo bySam

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Essaim porteur de deuil !
Dans l’incessant bourdonnement des étincelles de ce lierre
s’entrouvre
la mémoire déshéritée des dieux qui nous ont précédés.
Nous voici désormais égaux en altitude.

L’abrupte liberté qui nous réconcilie
ne connaît pas le choix
mais la lucidité de la mort reconnue.

Et nous te saluons, mélisse nourricière,
ombre odoriférante, ombre absente,
soirée.

Une enfance rieuse a surpris
la clef d’orage de ces voûtes.
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Pierre Torreilles, Les dieux rompus, nrf Gallimard, 1979.

De vague en vague ~ Lionel-Édouard Martin

© Photo Justine Martin

Première vague ~ Haïti, Janvier 2002

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La retourner, l’île gant : chair dessus à brûler dans le temps bleu, peau vers  la pierre, l’oeil, la braise intérieure. L’arbre fondra comme doigt de glace, puisant tout sens dans son inexistence, soluble en mer ligneuse alors, naufrageuse repentante,

Écume écrite

Au fusain dans sa paume.

[…]

Porteuse, en équilibre sur sa tête, d’une grappe de paniers neufs, celle qui marche à plein sol paraît légère de son faix d’osier tressé : une phrase, fût-elle riche d’épithètes, ne lui pèserait pas plus, qu’elle tournerait dans sa bouche comme on chantourne du bois. Non qu’elle parle, ni fredonne : silence au creux des paumes et de la gorge où s’ensouche (on croit) la pièce d’or porte-bonheur. Ella va, taiseuse, parmi la parole de l’île, alphabet en essaim posé sur son front retombant jusqu’aux lombes, souteneuse d’archipels comme caparaçonnée, de buste en cap, de mots réalisés.

[…]

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Quatrième vague ~  Martinique,  Mai – Juillet 2002

Ulysse parle :

« Paroles adultes, dire de grand, amour ou commandement, rire à la taverne parmi le vin bourru, constellent d’îles nouvelles l’entour de l’île d’enfance, comme les mois de canicule parsèment d’îles rousses les visages naïfs aux longs yeux de mer,  — font archipel, à jets de passerelles entre les mots éploient un continent  — versent de la terre dans la vague, et toute vie humaine, qu’est-ce d’autre en somme que de la glèbe gagnée sur les eaux, dont l’herbe garde en tête les marées fouisseuses de mangroves, langue insinuée dans le moindre trou de crabe…

Ithaque, Ithaque en ma mémoire intacte […] »

Qui va de vague en vague, liant d’écholalies, au large des baies, des golfes et des passes, les lieux sans nom ni mémoire de la mer :

Le thon lisseur d’eaux,

Créateur d’îles par le seul incarnat de son œil s’il mire, faisant surface, les terres sans hommes ni sans barques…

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Lionel-Édouard Martin, extraits de Ulysse au seuil des îles, Ibis rouge, 2004

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Ulysse parle ici, aussi et dans l’anse de Terres de Femmes.
► Recension du recueil, sur le site De Litteris

Psaumes (extraits) ~ Mahmoud Darwich

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I

Je t’aime, ou ne t’aime pas.
Je pars, je laisse derrière moi des adresses susceptibles d’être égarées.
J’attends ceux qui rentrent. Ils savent les heures de ma mort et ils viennent.
Tu es celle que je n’aime pas lorsque je t’aime.
Les remparts de Babylone sont étroits le jour,
vastes sont tes yeux et ton visage se répand dans la lumière.
Comme si tu n’étais pas née encore, que nous n’étions pas encore séparés et que tu ne m’avais pas mis à mort.
Et sur les toits des tornades, toute parole est belle et toute rencontre un adieu.
Et ce qui est entre nous est différent de cette rencontre.
Différent de cet adieu.
Je t’aime ou ne t’aime pas.
Mon front me fuit, je sens que tu n’es rien ou que tu es tout
et que tu es susceptible d’être égarée.
Je te désire ou ne te désire pas.
Le murmure des ruisseaux est en feu dans mon sang. Un jour je te verrai.
Et je partirai.
J’ai tenté de regagner l’amitié des choses disparues. J’ai réussi.
J’ai tenté de me vanter de deux yeux pouvant contenir tous les automnes. J’ai réussi.
Tenté de dessiner un nom qui sied à un olivier autour d’une hanche.
Alors l’étoile engendra l’étoile.

Je te désire lorsque je dis que je ne te désire pas…
Mon visage s’est effondré. Un fleuve lointain dissout mon corps.
Au marché ils ont vendu mon sang comme du potage en conserve.
Je te désire lorsque je dis que je te désire,
femme qui a posé le littoral méditerranéen dans son giron… les jardins de l’Asie sur ses deux épaules…et toutes les chaînes au fond de son coeur.

Je te désire ou ne te désire pas.
Le murmure des ruisseaux, le bruissement des pins, le grondement des mers et le plumage des bulbuls sont en feu dans mon sang.
Un jour je te verrai et je partirai.

Je te chante  ou ne te chante pas.
Je me tais. Je crie. Je n’ai pas d’heure pour les cris, pas d’heure pour le silence.
Et tu es le seul cri, l’unique silence.

Mahmoud Darwich, extrait de Psaumes, La terre nous est étroite & autres poèmes,
Poésie/Gallimard, 2008 [traduit de l’arabe par Elias Sanbar]