Ode ~ Valéry Larbaud

© Photo Simon Pielow

© Photo Simon Pielow

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Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce,
ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée,
ô train de luxe ! et l’angoissante musique
qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré,
tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd,
dorment les millionnaires.
Je parcours en chantonnant tes couloirs
et je suis ta course vers Vienne et Budapesth,
mêlant ma voix à tes cent mille voix,
ô Harmonika-Zug !

J’ai senti pour la première fois toute la douceur de vivre,
dans une cabine de Nord-Express, entre Wirballen et Pskow.
On glissait à travers des prairies où des bergers,
au pied de groupes de grands arbres pareils à des collines,
étaient vêtus de peaux de moutons crues et sales…
(huit heures du matin en automne, et la belle cantatrice
aux yeux violets chantait dans la cabine à côté.)
Et vous, grandes places à travers lesquelles j’ai vu passer la Sibérie et les monts du Samnium,
la Castille âpre et sans fleurs, et la mer de Marmara sous une pluie tiède !

Prêtez-moi, ô Orient-Express, Sud-Brenner-Bahn, prêtez-moi
vos miraculeux bruits sourds et
vos vibrantes voix de chanterelle ;
prêtez-moi la respiration légère et facile
des locomotives hautes et minces, aux mouvements
si aisés, les locomotives des rapides,
précédant sans effet quatre wagons jaunes à lettres d’or
dans les solitudes montagnardes de la Serbie,
et, plus loin, à travers la Bulgarie pleine de roses…

Ah ! il faut que ces bruits et que ce mouvement
entrent dans mes poèmes et disent
pour moi une vie indicible, ma vie
d’enfant qui ne veut rien savoir, sinon
espérer éternellement des choses vagues.

Valéry Larbaud, Poésies de A. O. Barnabooth, Poésie / Gallimard, 2006

Clemente Rebora ~ O carro vuoto sul binario morto

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O carro vuoto sul binario morto,
ecco per te la merce rude d’urti
e tonfi. Gravido ora pesi
sui telai tesi;
ma nei rantoli gonfi
si crolla fumida e viene annusando con fascino orribile
la macchina ad aggiogarti.
Via dal tuo spazio assorto
all’aspro rullare d’acciaio
al trabalzante stridere dei freni,
incatenato nel gregge
per l’immutabile legge
del continuo aperto cammino:
e trascinato tramandi
e irrigidito rattieni
le chiuse forze inespresse
su ruote vicine e rotaie
incongiungibili e oppresse,
sotto il ciel che balzàno
nel labirinto dei giorni
nel bivio delle stagioni
contro la noia sguinzaglia l’eterno,
verso l’amore pertugia l’esteso,
e non muore e vorrebbe, e non vive e vorrebbe,
mentre la terra gli chiede il suo verbo
e appassionata nel volere acerbo
paga col sangue, sola, la sua fede.

Clemente Rebora, da Frammenti lirici (1913)
in Clemente Rebora, Le poesie, 1913-1957, All’insegna del Pesce d’Oro, Milano 1987

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© Photo Robert Kissel

© Photo Robert Kissel

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Ô wagon inerte sur le quai mort,
voici pour toi la cargaison heurtée de rudesse
et de bruits sourds. Plein, à présent, tu pèses
sur les châssis tendus ;
mais parmi les râles poussés
s’avance enfumée, reniflante, horriblement charmeuse
la motrice qui vient t’accrocher.
Aspiré de ton lieu de repos
vers l’âpre roulement d’acier
vers les cahots stridents des freins
enchaîné au troupeau
par l’immuable loi
de l’éternel tracé ouvert :
et traînant tu transmets
et raidi tu retiens
les forces enfermées, muettes
sur les roues proches et les rails
impossibles à unir et comprimées,
sous le ciel fantasque qui
dans le labyrinthe des jours
dans la croisée des saisons
contre l’ennui lâche la bride à l’éternel,
vers l’amour taraude le diffus
et il ne meurt pas et le voudrait, et il ne vit pas et le voudrait,
tandis que la terre lui réclame son verbe
et dans la passion de son âpre vouloir
elle paie de son sang, seule, sa foi.

Traduction © Valérie Brantôme – 2013

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Rebora► Brièvement sur C. Rebora :

Clemente Rebora, né à Milan en 1885, mort à Stresa (province de Novara) en 1957. Il publia ses premiers poèmes en 1913. Prendre part aux combats de la Première guerre mondiale fut pour lui une expérience des plus angoissantes, au point qu’il fut réformé pour maladie mentale. Sa conversion religieuse (il choisit d’entrer chez les Pères rosminiens)  marqua fondamentalement son existence d’auteur. Dans la dernière période de sa vie, il revint à la poésie, dorénavant d’empreinte exclusivement religieuse.

Il ne convient cependant pas d’envisager ses deux périodes d’écriture poétique comme totalement séparées l’une de l’autre d’un point de vue idéologique : ce que le poète exprime d’un bout à l’autre de son existence relève toujours d’un profond conflit intérieur, qui, au travers de ses poèmes, ne rejoindra le désir de communion à Dieu qu’à partir de sa seconde période.

Parmi ses recueils, retenons Frammenti lirici (1913), Curriculum vitae (1955), Canti dell’infermità (Chants de l’infirmité, 1956),  œuvres de lecture parfois malaisée en ce que Rebora, faisant usage  d’une langue fortement personnalisée, déforme les vocables, change la construction ordinaire des verbes, invente des métaphores et synesthésies déroutantes.

► en italien, SITE consacré au poète

Southern Pacific ~ Paul Morand

© Photo Bingley Hall

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L’express de luxe coucher-de-Soleil
lace le pays
d’est en ouest.
Quinze wagons blindés
pareils à des sous-sols de banque
dans lesquels circulent les nègres amidonnés,
avec des plateaux pleins de glace,
frères des nègres qui portent des sorbets
sur les fresques de Tiepolo.
Quand le train passe,
l’on comprend tout le chagrin
que les maisons
ont
à être des immeubles.
Le wagon traverse des déserts rouges
et des déserts blancs
parsemés de cactus turgides
comme des asperges de cinq mètres, cannelées,
poilues,
quelquefois même avec des bras.
Il perfore des villes de zinc
et des villes de bois
tiré par la grande locomotive qui sonne
la cloche.
En entrant dans les gares
elle a un cri de la gorge
que Proust eût aimé,
avec son goût pour les voix enrouées.
Est-ce cela,
ou ce glas,
ou la pensée que l’automobile de l’amoureux,
n’ayant pas vu la tête de mort du passage à niveau,
s’est écrasée contre le chasse-pierres,
ou simplement
leur puissance en chevaux-vapeur
qui donne envie de pleurer
quand s’avancent
les locomotives du Southern Pacific ?
Elles ont des perles au cou ;
des mécaniciens gantés
les caressent.
Les machines sont les seules femmes
que les Américains savent rendre heureuses.

Paul Morand, Poèmes, Poésie/Gallimard, 1973.