Les Poètes ~ Alexandre Blok

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Les Poètes

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Un quartier désert a poussé hors de la ville
Sur le sol mouvant d’un marais.
Là vivaient les poètes — et chacun saluait
L’autre avec un sourire hautain.

Et l’aube vainement chaque jour se levait
Au-dessus de ce triste marais :
L’habitant du quartier consacrait sa journée
Aux travaux zélés et au vin.

Une fois ivres morts, ils se juraient l’amitié,
Palabraient, acerbes et cyniques.
Au matin, ils vomissaient, puis se remettaient
Au travail ardent et obtus.

Puis, comme des chiens, ils rampaient hors des niches,
Regardaient flamboyer la mer.
Et devant chaque tresse de cheveux dorée
D’un air connaisseur se pâmaient.

Tout attendris, ils rêvaient de l’âge d’or,
Injuriant l’éditeur tous en chœur,
Et puis se lamentaient sur la petite fleur
Sur les petits nuages gris-perle…

C’est la vie des poètes. Lecteur et ami !
Peut-être crois-tu qu’elle est pire
Que tous tes efforts impuissants quotidiens
Dans ta mare petite-bourgeoise ?

Oh non, cher lecteur, non, aveugle critique,
Au moins, le poète possède
Et la tresse, et les nuages, et l’âge d’or —
Et pour toi, c’est inaccessible !…

Tu te satisfais de toi-même et de ta femme,
De ta Constitution étriquée.
Le poète, lui, a l’universelle beuverie,
Et foin de la Constitution !

Que je crève comme un chien sous une palissade,
Que la vie me piétine, tant pis —
J’ai foi : c’est Dieu qui m’a enfoui sous la neige,
La neige-bourrasque qui me baisait !

24 juillet 1908

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À Anna Akhmatova

Quand on vous dit — « La beauté est terrible » —
Indolente, sur vos épaules
Vous jetez un châle espagnol.
Dans vos cheveux — une rose rouge.

Quand on vous dit — « La beauté est simple » —
Vous couvrez, un peu maladroite,
L’enfant d’un châle bigarré.
La rose rouge a chu par terre.

Mais, indifférente à ces mots
Qui résonnent autour de vous,
Vous resterez pensive et triste
Tout en répétant pour vous-même :

« Je ne suis ni terrible ni simple :
Pas assez terrible pour tuer
Tout simplement ; ni assez simple
Pour ignorer que la vie est terrible. »

16 décembre 1913

Alexandre Blok, Poésies diverses [1908-1916]
in Le Monde terrible, Poésie/Gallimard, 2003
Traduit du russe par Pierre Léon

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► sur Alexandre Blok, Le poète de la musique des autres mondes, sur Esprits Nomades.

 

D’un cahier brûlé ~ Anna Akhmatova

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En guise de dédicace

Au lieu d’une dédicace
ce vent âpre et sec vous apporte
juste une odeur de corruption,
un goût de fumée et des poèmes
écrits de ma main.

24 décembre 1961
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Le cahier brûlé

Sur le rayon de la bibliothèque,
ton frère plus fortuné se pavane,
sur toi des fragments d’étoiles ;
sous toi les charbons de foyer.
Tu as supplié, tu voulais vivre,
tu avais peur du feu mordant,
ton corps a soudain tressailli,
ta voix m’a maudite, en s’éloignant.
Tous les pins se sont mis à bouger,
leur reflet a tremblé dans l’eau,
et les saints printemps du brasier
ont mené la danse funèbre.

1961
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Les yeux ouverts

Il n’y a plus de temps, il n’y a plus d’espace,
j’ai tout examiné à travers la nuit blanche :
et le narcisse sur ta table dans le vase,
et la fumée bleue du cigare,
et ce miroir, où, comme dans une eau pure,
tu pourrais en ce moment te réfléter.
Il n’y a plus de temps, il n’y a plus d’espace,
et même toi, tu ne peux pas m’aider.

1946
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En rêve

Je porte en même temps que toi
cette rupture noire et opiniâtre.
Pourquoi pleures-tu ? Donne-moi la main.
Promets-moi plutôt de revenir en rêve.
Pour toi, pour moi (nous sommes deux montagnes),
pour toi, pour moi, plus de revoir en ce monde.
Tu pourrais simplement, à minuit, m’envoyer
un message par les étoiles.

1946
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Souvenir

Tu m’as inventée. Celle que tu imagines
n’existe pas, ne peut exister nulle part.
Chez les médecins, pas de remède ; pas de réconfort chez les poètes.
Cette ombre, ce fantôme jour et nuit te persécute.

Notre rencontre eut lieu en une année invraisemblable.
Les forces du monde étaient à bout.
Tout portait le deuil. Tout déclinait, malade
rien de nouveau, sinon des tombes.

Plus de lumière. Flots de la Néva, noirs comme du goudron.
Nuit, tout autour, compacte, comme un mur.
C’est alors que ta voix m’a défiée.
Ce que je faisais, je ne le comprenais pas encore.

Tu es venu vers moi, comme conduit par une étoile,
tu foulais aux pieds l’automne tragique,
tu es entré dans la maison à jamais déserte,
d’où avait fui le vol des poèmes brûlés.

1956
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Anna Akhmatova, poèmes extraits de D’un cahier brûlé  (Course du Temps)
Requiem – Poème dans héros et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2011

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