Onzains de la nuit et du désir

 

XXI

« Cet horizon ment-il, lui qui promet
la récompense d’un pays inespéré ?
Que peuvent les mots du poème si les bras
n’étreignent que le vide, si le temps
détourne de nos lèvres ceux qu’avec
tant de sortilèges d’amour
nous aurions voulu retenir ? »
La lune se levait. Le grand silence
pesait comme une pierre sur mon cœur.
Pourtant, un ange vint. Disant
sévèrement : Je suis la question. Non l’oracle.

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coton

 

XXII

Ils ne nous diront rien, les morts, de ce que l’ombre
leur a appris. Et même s’il semble parfois
qu’ils viennent se pencher par-dessus notre épaule
et nous appellent d’une voix faible, rien ne parvient
à nos oreilles de leur souffle privé de corps. La lumière
suffit à tout éteindre de leur appel.
Si  nous les entendions, c’est qu’une nuit
plus absolue que toute nuit enserrerait nos propres corps,
nous dont les sens veillent toujours, même endormis.
Et c’est pourquoi parfois, à la faveur d’un extrême sommeil
malgré tout, ils adviennent, lorsque nous-mêmes approchons d’eux.

 

JYMasson_OnzainsJean-Yves Masson, Onzains de la nuit et du désir
Cheyne éditeur, 2010 (collection verte)

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► Un autre poème ICI.

Les buveurs d’horizons

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Les venins et la lie sur la mer prisonnière
les vices emperlés aux colliers des vaisseaux
ces hommes sans regard au sang chaud des croisières
ces hommes ténébreux dont l’amour vit sur l’eau

Leurs yeux s’ouvrent comme des cages
ivres et titubants sous le poids des souvenirs
ils rentrent dans le creux des bouges
ils se cachent
et l’exil et le spleen et l’ennui se partagent
leur cœur et leur esprit comme des fruits trop mûrs

Les souffles chauds sur les perrons au seuil des portes
contre les boulevards et les cours de la nuit
les plages et les ports
les aventures mortes
dont l’ardeur se détache fermente et vient rancir
les narines gonflées par de fauves parfums
des relents d’efforts
de luttes sauvages
d’agonies obscures dans l’ombre des tables

Les ventres roulés sous les plaques de ces tombeaux
l’oreille encombrée par des mots trop lourds
et des noms trop beaux
sous l’arc du front bandé les flèches aiguës du désir
ce soir l’esprit troublé du goût irritant de partir
au verso blanc du monde sur des chemins nouveaux
sur les quais sans espoir vers les retours soudains

Partir toujours partir
courir à la renverse
les départs dépistés sur les traits du matin
à la conquête des solitudes étrangères
que le rêve haletant connaît seul et traverse
comme un désert ardent un désert humide
où la chair et l’esprit se mêlent
dans une boue savoureuse
ivresse du sang mêlé
de la détresse de mon cœur et de mon corps
au monde entier

Pierre Reverdy, extrait de Ferraille (1937)
Anthologie établie par CM Cluny, présentée par Gil Jouanard
Orphée / La Différence, 1989