Tombeau de Petite ~ Jean-Philippe Salabreuil

© Photo Marie Bousquet

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Petite m’aimait  je ne sais trop pourquoi
Petite aux narines des roses sur la vie lente
Sans autre nom que Petite et le parfum des plantes
Petite d’un jardin comme tes mains sur moi

Le lierre emporte les maisons loin de la terre
Et l’amandier traverse enfin les murs
Petite me disait restons dans la lumière
Mais la nuit couvrait l’âme de forêts d’oiseaux durs

Petite aimait le monde aux soleils de la neige
Sommes allés Petite et sommes revenus
Par la route où craquaient les lis de tes joues fraîches
Petite était malade est morte et blanche laisse
Au ciel passer les jours qu’elle n’a pas connus.

Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles, Orphée La Différence, 1990.

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► Deux autres poèmes ici
 chez Jean-Marc La Frenière
► sur Terres de Femmes  (et navigations intérieures)
 

Apollinaire, aujourd’hui.

La tzigane

La tzigane savait d’avance
nos deux vies barrées par les nuits
nous lui dîmes adieu et puis
de ce puits sortit l’Espérance

L’amour lourd comme un ours privé
dansa debout quand nous voulûmes
et l’oiseau bleu perdit ses plumes
et les mendiants leurs Ave

On sait très bien que l’on se damne
mais l’espoir d’aimer en chemin
nous fait penser main dans la main
à ce qu’a prédit la tzigane

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Merlin et la vieille femme

Le soleil ce jour-là s’étalait comme un ventre
Maternel qui saignait lentement sur le ciel
La lumière est ma mère ô lumière sanglante
Les nuages coulaient comme un flux menstruel

Au carrefour où nulle fleur sinon la rose
Des vents mais sans épine n’a fleuri l’hiver
Merlin guettait la vie et l’éternelle cause
Qui fait mourir et puis renaître l’univers

Une vieille sur une mule à chape verte
S’en vint suivant la berge du fleuve en aval
Et l’antique Merlin dans la plaine déserte
Se frappait la poitrine en s’écriant Rival

O mon être glacé dont le destin m’accable
Dont ce soleil de chair grelotte veux-tu voir
Ma Mémoire venir et m’aimer ma semblable
Et quel fils malheureux et beau je veux avoir

Son geste fit crouler l’orgueil des cataclysmes
Le soleil en dansant remuait son nombril
Et soudain le printemps d’amour et d’héroïsme
Amena par la main un jeune jour d’avril

Les voies qui viennent de l’ouest étaient couvertes
D’ossements d’herbes drues de destins et de fleurs
Des monuments tremblants près des charognes vertes
Quand les vents apportaient des poils et des malheurs

Laissant sa mule à petits pas s’en vint l’amante
A petits coups le vent défripait ses atours
Puis les pâles amants joignant leurs mains démentes
L’entrelacs de leurs doigts fut leur seul laps d’amour

Elle balla mimant un rythme d’existence
Criant Depuis cent ans j’espérais ton appel
Les astres de ta vie influaient sur ma danse
Morgane regardait de haut du mont Gibel

Ah! qu’il fait doux danser quand pour vous se déclare
Un mirage où tout chante et que les vents d’horreur
Feignent d’être le rire de la lune hilare
Et d’effrayer les fantômes avants-coureurs

J’ai fait des gestes blancs parmi les solitudes
Des lémures couraient peupler les cauchemars
Mes tournoiements exprimaient les béatitudes
Qui toutes ne sont rien qu’un pur effet de l’Art

Je n’ai jamais cueilli que la fleur d’aubépine
Aux printemps finissants qui voulaient défleurir
Quand les oiseaux de proie proclamaient leurs rapines
D’agneaux mort-nés et d’enfants-dieux qui vont mourir

Et j’ai vieilli vois-tu pendant ta vie je danse
Mais j’eusse été tôt lasse et l’aubépine en fleurs
Cet avril aurait eu la pauvre confidence
D’un corps de vieille morte en mimant la douleur

Et leurs mains s’élevaient comme un vol de colombes
Clarté sur qui la nuit fondit comme un vautour
Puis Merlin s’en alla vers l’est disant Qu’il monte
Le fils de ma Mémoire égale de l’Amour

Qu’il monte de la fange ou soit une ombre d’homme
Il sera bien mon fils mon ouvrage immortel
Le front nimbé de feu sur le chemin de Rome
Il marchera tout seul en regardant le ciel

La dame qui m’attend se nomme Viviane
Et vienne le printemps des nouvelles douleurs
Couché parmi la marjolaine et les pas-d’âne
Je m’éterniserai sous l’aubépine en fleurs

Guillaume Apollinaire, Alcools
nrf Poésie /Gallimard, 2006.

Médée Kali ~ Laurent Gaudé

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Je suis née sur les bords du Gange,
au milieu d’une foule épaisse qui sentait la lèpre et la sueur.
Un peuple qui baignait sa nudité dans les eaux sales du fleuve.
Une foule de pauvres et d’estropiés qui disputait aux vaches,
aux porcs et aux oiseaux, des pousses d’herbe à mâcher.
Je n’ai pas eu de parents,
c’est cette foule entière qui m’a accouchée.
Je me souviens de mains qui m’ont nourrie.
Mille lèvres ont embrassé mon front à ma naissance,
me transmettant les maladies de mon peuple,
me murmurant le nom sacré de nos divinités.
Je revois les sourires édentés,
les yeux cernés,
la maigreur des corps que j’ai tétés.
Je me souviens,
je n’ai pas eu de parents.
J’ai été jetée au monde,
au milieu de cette foule d’affamés.
Nous n’avions rien que la fièvre,
nous ne mangions rien que les déjections des animaux qui
nous accompagnaient.
Les hommes des villes n’osaient pas nous toucher.
Ils détournaient les yeux à notre passage.
On disait que la maladie qui rongeait notre peau s’attrapait par
le regard.
Et nous mourions là, depuis des siècles toujours renouvelés,
à quelques mètres de l’endroit où nous étions nés,
dans cette odeur étouffante de sueur humaine.
Nos corps alors flottaient sur le Gange puis disparaissaient dans
les nœuds du fleuve.
Je suis née sans pitié
et mon corps, à son tour, aurait dû couler doucement dans les
eaux du Gange,
mais j’étais belle.
J’étais belle et je savais danser.

Laurent Gaudé, extrait de Médée Kali (II),  Actes Sud, coll. Papiers, 2003.

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► À propos du livre, voir ICI.
► La pièce : mise en scène Ph. Calvario, avec Myriam Boyer et Marcial Jacques (Théâtre du Rond-Point, Paris, création 11 sept.2003)