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« À l’épaulée de Joë Bousquet, comprendre que « le rythme est le père du temps » ce sera comme apporter sa pierre au cairn toujours aussi peu assuré des relations entre prose et poésie. »

Alain Freixe, in Le rythme donne temps, figure et vie
[Revue Nunc n°33, N° consacré à Joë Bousquet]

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(Deux poètes aimés, l’un et l’autre liés.)

Les deux fossoyeurs ~ Joë Bousquet

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Mon nom n’est pas sur ma porte
mais chacun sait mon métier
je prends du sable aux mers mortes
et des clous à vos souliers

— Prête-moi tes gants de laine
pour ferrer mon cheval noir
je suis l’époux d’une reine
qui m’a fait roi sans me voir

— Dans un chantier sous la terre
j’ai mes outils d’emballeur
et vends à l’homme des pierres
qu’il me paye avec des fleurs

— Dis-moi tes noms que je donne
la nuit aux ombres qu’ils sont
et que Dieu leur taille un trône
dans le poids de ta maison

— Mon parrain passait du sable
« Quel est-il » on l’appelait
il ajustait ses emblables
à de grands trous qu’il taillait

Et les voyant dans leur cendre
entrer sur les pas d’autrui
il leur donnait à comprendre
ce que je chante aujourd’hui

— J’écris mon nom sur ta bière
où repose on ne sait qui
un homme n’est que son frère
puisque son frère c’est lui

Joë Bousquet, La connaissance du Soir, Poésie/Gallimard, 1981

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Ici aussi ► extrait du Meneur de lune

Le meneur de lune ~ Joë Bousquet

Box of Tree I
Sculpture Zadok Ben David

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Rien ne chante plus dans l’intérieur sans murailles où deux femmes heureuses s’apprêtent pour le bal.
Il n’y survit plus qu’une bruissante moisson de feuilles sur un fond noir, une autre moisson de pourpre, deux harpes minérales à jamais séparées par le silence d’outre-tombe qu’elles veillent de toute leur hauteur.
Comme pour exorciser une crainte, je me répète tout bas le nom de la Blanche-par-amour et celui de la Souterraine.
Les couleurs rampent sous la terre et le peintre y a déchiré ses doigts quand il s’est efforcé de les nouer sur des ressemblances humaines. Le soir vient, la nuit relève ses murailles où d’invisibles mains attachent les églantines minérales qui ne sont que leur pesanteur et le poudroiement étoilé qu’on voit seulement dans les yeux qui vivent.
Encore cette pensée est-elle un leurre.
Elle prend dans mon esprit la place des trois miroirs que je ne vois plus apaiser mon imagination au rassurant spectacle d’une image familière.
La Souterraine a dû me quitter. Fort triste, j’ai poussé mes contrevents pour la suivre des yeux. Je n’apercevais que sa fourrure brune, son chapeau de feutre teint ; et mon coeur se serrait devant la couleur immuable de ces oripeaux, elle pleurait sous le même chapeau rouge qu’elle avait posé sur ses cheveux avant de venir vers moi. Tout ce qui vit dans la couleur habite sous la terre. De quoi est-elle prisonnière, elle qui me disait :
« L’hirondelle blanche habite les chambres closes. C’est elle qui se lève dans l’ombre quand vous ouvrez une fenêtre et vole comme un rayon à la rencontre du jour.»
Bientôt, la nuit.  Écoute, déjà, l’abeille du noir.
Un fait trop grand pour toi aura rempli ta vie. Et quel fait, désormais, ne serait trop grand pour ta faiblesse ? Tu seras sa grandeur ou le secret de sa grandeur, si tu n’es que ta voix.

Joë Bousquet, extrait de Le Meneur de Lune, Albin Michel (Bibliothèque), 1989.

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► Joë Bousquet sur Esprits Nomades.