Aux frondaisons des saules ~ Salvatore Quasimodo

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Aux frondaisons des saules

Et comment pouvions-nous faire ode,
le pied de l’étranger sur le cœur,
parmi les morts abandonnés sur les places
sur l’herbe durcie par la glace, à la plainte
d’agneau des enfants, au hurlement tragique
de la mère qui marchait vers son fils
crucifié au poteau du télégraphe ?
Aux frondaisons des saules, selon notre vœu,
nous pendions mêmement nos cithares,
elles se balançaient légères au vent triste.

Salvatore Quasimodo
Traduction © Valérie Brantôme, 2014

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Alle fronde dei salici

E come potevamo noi cantare
Con il piede straniero sopra il cuore,
fra i morti abbandonati nelle piazze
sull’erba dura di ghiaccio, al lamento
d’agnello dei fanciulli, all’urlo nero
della madre che andava incontro al figlio
crocifisso sul palo del telegrafo?
Alle fronde dei salici, per voto,
anche le nostre cetre erano appese,
oscillavano lievi al triste vento.

Salvatore Quasimodo, da Giorno dopo giorno (1947)

92.

Photo © Yann Seltek

Photo © Yann Seltek

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Quelque chose, un bruit sourd, s’insinue lentement dans la faille, sa teneur de gel fragmente en d’infimes éclats l’espace bouillant de la parole. J’ai souvenir de ces doigts agrippés au rocher, au bout desquels la peau entre aride dans l’absence, survivante d’une très ancienne volonté. Mais le noir strié du ciel de novembre se met à répéter l’écho perpétué des départs, le choc d’un quai d’arrivée pour toujours.

Chercher réponse dans l’obéissance au désir portait le leurre des coutures que l’on reprend, par économie de la déchirure.

VB, En mémoire de  V.

Le lieu des morts ~ Yves Bonnefoy

Photo Nick Brandt

Photo © Nick Brandt

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Le lieu des morts,
c’est peut-être le pli de l’étoffe rouge.
Peut-être tombent-ils
dans ses mains rocailleuses ; s’aggravent-ils
dans les touffes en mer de la couleur rouge ;
ont-ils comme miroir
le corps gris de la jeune aveugle ; ont-ils pour faim
dans le chant des oiseaux ses mains de noyée.

Ou sont-ils réunis sous le sycomore ou l’érable ?
Nul bruit ne trouble plus leur assemblée.
La déesse se tient au sommet de l’arbre,
elle incline ses yeux vers l’aiguière d’or.

Et seul parfois le bras divin brille dans l’arbre
Et des oiseaux se taisent, d’autres oiseaux.

Yves Bonnefoy, extrait de Pierre écrite
Poèmes, nrf   Poésie/Gallimard, 2006

Poésie verticale ~ Roberto Juarroz

Voyage intérieur, Annabelle Delaigue

Voyage intérieur, Annabelle Delaigue

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I, 27 —

Parmi des débris de paroles
et des caresses en ruine,
j’ai trouvé quelques formes qui revenaient de la mort.

Elles venaient de démourir,
mais ne pouvaient s’en tenir là.
Elles devaient régresser encore,
elles devaient tout dévivre
et après dénaître.

Je ne pus leur poser de question,
ni les regarder deux fois.
Mais elles m’indiquèrent l’unique chemin
qui ait issue peut-être,
celle qui, remontant de la mort,
à rebours de la naissance,
vient retrouver le néant du départ
pour reculer encore et se dénéanter.

Keiths Tower Aberdeenshire Scotland.

I, 59 —

L’homme épelle sa fatigue.
Épelle et soudain
découvre d’étranges majuscules,
inespérément seules,
inespérément hautes.
Qui pèsent plus sur la langue.
Pèsent plus mais échappent
plus vite et c’est à peine
s’il peut les prononcer.
Son cœur se rassemble sur les chemins
où la mort éclate.
Et il découvre, tandis qu’il continue d’épeler,
de plus en plus d’étranges majuscules.
Et une grande peur l’étreint :
se trouver devant un mot
écrit seulement de majuscules
et ne pouvoir alors le prononcer.

Roberto Juarroz, Poésie verticale I –  Fayard, coll. Poésie Points, 2006
Trad. Roger Munier

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► Site consacré à Roberto Juarroz (en espagnol)
► Pages dédiées sur Esprits Nomades
Pour commencer à saluer Roberto Juarroz, Essai critique sur l’oeuvre poétique, par Martine Broda.