Sur une pietà de Tintoret ~ Yves Bonnefoy

Pietà (détail) - Le Tintoret

Pietà (détail) – Le Tintoret

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Jamais douleur
ne fut plus élégante dans ces grilles
noires, que dévora le soleil. Et jamais
élégance ne fut cause plus spirituelle,
un feu double, debout sur les grilles du soir.

Ici,
un grand espoir fut peintre. Oh, qui est plus réel
du chagrin désirant ou de l’image peinte ?
Le désir déchira le voile de l’image,
l’image donna vie à l’exsangue désir.

Yves Bonnefoy, in Le dialogue d’angoisse et de désir
Poèmes, Poésie/Gallimard, 2006

Le lieu des morts ~ Yves Bonnefoy

Photo Nick Brandt

Photo © Nick Brandt

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Le lieu des morts,
c’est peut-être le pli de l’étoffe rouge.
Peut-être tombent-ils
dans ses mains rocailleuses ; s’aggravent-ils
dans les touffes en mer de la couleur rouge ;
ont-ils comme miroir
le corps gris de la jeune aveugle ; ont-ils pour faim
dans le chant des oiseaux ses mains de noyée.

Ou sont-ils réunis sous le sycomore ou l’érable ?
Nul bruit ne trouble plus leur assemblée.
La déesse se tient au sommet de l’arbre,
elle incline ses yeux vers l’aiguière d’or.

Et seul parfois le bras divin brille dans l’arbre
Et des oiseaux se taisent, d’autres oiseaux.

Yves Bonnefoy, extrait de Pierre écrite
Poèmes, nrf   Poésie/Gallimard, 2006

Le bel été ~ Yves Bonnefoy

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Le feu hantait nos jours et les accomplissait,
son fer blessait le temps à chaque aube plus grise,
le vent heurtait la mort sur le toit de nos chambres,
le froid ne cessait pas d’environner nos coeurs.

Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre,
tu aimas la douceur de la pluie en été
et tu aimas la mort qui dominait l’été
du pavillon tremblant de ses ailes de cendre.

Cette année-là, tu vins à presque distinguer
un signe toujours noir devant tes yeux porté
par les pierres, les vents, les eaux et les feuillages.

Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble
et ton orgueil aima cette lumière neuve,
l’ivresse d’avoir peur sur la terre d’été.

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Souvent dans le silence d’un ravin
j’entends (ou je désire entendre, je ne sais)
un corps tomber parmi les branches. Longue et lente
est cette chute aveugle ; que nul cri
ne vient jamais interrompre ou finir.

Je pense alors aux processions de la lumière
dans le pays sans naître ni mourir.

Yves Bonnefoy, Hier régnant désert [Menace du témoin]
Poèmes, Poésie/ Gallimard, 2006.

Une voix, Le feuillage éclairé (II) ~ Yves Bonnefoy

Une voix

Écoute-moi revivre dans ces forêts
sous les frondaisons de mémoire
où je passe verte,
sourire calciné d’anciennes plantes sur la terre,
race charbonneuse du jour.
Écoute-moi revivre, je te conduis
au jardin de présence,
l’abandonné du soir et que des ombres couvrent,
l’habitable pour toi dans le nouvel amour.
Hier régnant désert, j’étais feuille sauvage
et libre de mourir,
mais le temps mûrissait, plainte noire des combes,
la blessure de l’eau dans les pierres du jour.

Yves Bonnefoy, extrait de Hier régnant désert, Mercure de France, 1958

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Le feuillage éclairé – II

La voix était d’ironie pure dans les arbres,
de distance et de mort,
de descellement d’aubes loin de nous
Dans un lieu refusé. Et notre port
était de glaise noire. Nul vaisseau
n’y avait jamais fait le signe de lumière,
tout commençait avec ce chant d’aube cruelle,
un espoir qui délivre, une pauvreté.
C’était comme en labour de terre difficile
l’instant nu, déchiré
où l’on sent que le fer trouve le coeur de l’ombre
et invente la mort sous un ciel qui change.»

Yves Bonnefoy, Le chant de sauvegarde, extrait de Hier régnant désert,
nrf Poésie Gallimard, 2006.