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Bien que déjà mort deux fois, je dois vivre,
malgré les pluies dont la ville délire.
Comme elle est gaie, et joufflue et gracieuse,
réjouissante pour le soc la couche grasse,
et comme la steppe au tournant d’avril se tait,
et le ciel, le ciel, ton Buonarroti !
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Oui, je gis dans la terre et je remue les lèvres
mais les enfants sauront par cœur ce que je dis :
Place Rouge plus ronde qu’ailleurs est la terre
et sa petite pente volontaire s’affermit,
Place Rouge la terre est la plus ronde sphère
et sa pente est libre, libre à l’envi,
elle descend à reculons vers les rizières
tant qu’un seul homme est sur terre asservi.
Mai 1935, Voronèje
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Pas de comparaisons : le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre épouvante j’ai accepté
l’uniformité des plaines toujours semblable,
le cercle du ciel devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air, l’air-serviteur, que j’invoquai,
j’attendais de lui messages et dévouement,
puis je me mis en route et naviguais sur l’arc
des voyages qui n’ont pas de commencement.
J’irai, en vagabond, où me fut donné
plus de ciel, et la claire angoisse m’accompagne
sur les coteaux jeunes encore de Voronèje,
loin de ceux plus humains et plus clairs de Toscane.
18 janvier 1937, Voronèje
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Non je ne suis pas mort, je ne suis pas seul,
tant qu’avec ma compagne mendiante
je savoure l’immensité des plaines,
et la brume, et la faim et la tempête.
Dans la splendide pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul, satisfait et serein,
ces jours et ces nuits sont bénis
et le travail mélodieux est innocent.
Malheureux celui qu’un aboiement épouvante
comme son ombre et que fauche le vent,
misérable celui qui à demi vivant
demande à son ombre la charité.
Janvier 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronèje
[Tristia et autres poèmes, Poésie/Gallimard, 2010]
traduit du russe par François Kérel
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► D’autres poèmes du même recueil sur EF , sur Terres de Femmes et sur Aquarium vert.
► Mandelstam sur Esprits Nomades et sur La pierre et le sel