L’avènement ~ Jorge Luis Borges

Cuevas de Altamira_Enrique Viola

Photo © Enrique Viola

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C’est moi, qui fus dans la tribu à l’aube.
Étendu dans mon coin de caverne,
Je luttais pour plonger dans les obscures
Eaux du sommeil. Des spectres d’animaux
Blessés par la flèche et sa pointe d’os
Mêlaient l’horreur aux ténèbres. une chose,
L’exécution, peut-être, d’un serment,
Un rival trouvé mort dans la montagne,
L’amour, peut-être, une pierre magique,
M’avait été donnée. Je l’ai perdue.
Dévastée par les siècles, la mémoire
Garde, seuls, cette nuit et son matin.
J’étais désir et peur. Soudainement
J’entendis le bruit sourd, interminable,
D’un troupeau qui passait à travers l’aube.
Mon arc de chêne, mes flèches aiguës,
Je les laissai pour courir à la brèche
Ouverte tout au fond de la caverne.
Et je les vis alors. Braise rougeâtre,
Cornes cruelles, échines montueuses,
Laine obscure comme les yeux mauvais
Qui me guettaient. Ils étaient des milliers.
Ce sont les bisons ai-je dit. Le mot
n’avait pas jusque-là franchi mes lèvres,
Mais je sentis que tel était leur nom.
C’était comme de n’avoir jamais vu,
Comme d’avoir été aveugle et mort
Avant de voir les bisons de l’aurore.
Je ne voulus pas que d’autres profanent
Ce pesant fleuve de bestialité
Divine, et d’ignorance et d’orgueil,
Indifférent comme sont les étoiles.
Ils piétinèrent un chien sur le chemin ;
Ils auraient fait de même avec un homme.
Puis j’ai dû les peindre dans la caverne
En ocre et vermillon. Ils furent alors
Les Dieux du sacrifice et des prières.
Je n’ai pas dit le nom d’Altamira.
Nombreuses furent mes formes et mes morts.

Jorge Luís Borges,  La proximité de la mer, Une anthologie de 99 poèmes
nrf Gallimard, 2010 – Trad. Jacques Ancet

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El advenimiento

Soy el que fui en el alba, entre la tribu.
Tendido en mi rincón de la caverna,
pujaba por hundirme en las oscuras
aguas del sueño. Espectros de animales
heridos por la esquirla de la flecha
daban horror a las tinieblas. Algo,
quizá la ejecución de una promesa,
la muerte de un rival en la montaña,
quizá el amor, quizá una piedra mágica,
me había sido otorgado. Lo he perdido.
Gastada por los siglos, la memoria
sólo guarda esa noche y su mañana.
Yo anhelaba y temía. Bruscamente
oí el sordo tropel interminable
de una manada atravesando el alba.
Arco de roble, flechas que se clavan,
los dejé y fui corriendo hasta la grieta
que se abre en el confín de la caverna.
Fue entonces que los vi. Brasa rojiza,
crueles los cuernos, montañoso el lomo
y lóbrega la crin como los ojos
que acechaban malvados. Eran miles.
Son los bisontes, dije. La palabra
no había pasado nunca por mis labios,
pero sentí que tal era su nombre.
Era como si nunca hubiera visto,
como si hubiera estado ciego y muerto
antes de los bisontes de la aurora.
Surgían de la aurora. Eran la aurora.
No quise que los otros profanaran
aquel pesado río de bruteza
divina, de ignorancia, de soberbia,
indiferente como las estrellas.
Pisotearon un perro del camino;
lo mismo hubieran hecho con un hombre.
Después los trazaría en la caverna
con ocre y bermellón. Fueron los Dioses
del sacrificio y de las preces. Nunca
dijo mi boca el nombre de Altamira.
Fueron muchas mis formas y mis muertes.

Jorge Luis Borges

71.


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CamilleC

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Je me suis réveillé, un morceau de rêve entre les mains,

et n’ai su que faire de lui.
J’ai cherché alors un morceau de veille
pour habiller le morceau de rêve,
mais il n’était plus là.
J’ai maintenant un morceau de veillle entre les mains
et ne sais que faire de lui.

À moins de trouver d’autres mains
qui puissent entrer avec lui dans le rêve.

Roberto Juarroz, Poésie verticale (VI, 64)
[Traduction de l’espagnol par Roger Munier]

Poésie verticale ~ Roberto Juarroz

Voyage intérieur, Annabelle Delaigue

Voyage intérieur, Annabelle Delaigue

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I, 27 —

Parmi des débris de paroles
et des caresses en ruine,
j’ai trouvé quelques formes qui revenaient de la mort.

Elles venaient de démourir,
mais ne pouvaient s’en tenir là.
Elles devaient régresser encore,
elles devaient tout dévivre
et après dénaître.

Je ne pus leur poser de question,
ni les regarder deux fois.
Mais elles m’indiquèrent l’unique chemin
qui ait issue peut-être,
celle qui, remontant de la mort,
à rebours de la naissance,
vient retrouver le néant du départ
pour reculer encore et se dénéanter.

Keiths Tower Aberdeenshire Scotland.

I, 59 —

L’homme épelle sa fatigue.
Épelle et soudain
découvre d’étranges majuscules,
inespérément seules,
inespérément hautes.
Qui pèsent plus sur la langue.
Pèsent plus mais échappent
plus vite et c’est à peine
s’il peut les prononcer.
Son cœur se rassemble sur les chemins
où la mort éclate.
Et il découvre, tandis qu’il continue d’épeler,
de plus en plus d’étranges majuscules.
Et une grande peur l’étreint :
se trouver devant un mot
écrit seulement de majuscules
et ne pouvoir alors le prononcer.

Roberto Juarroz, Poésie verticale I –  Fayard, coll. Poésie Points, 2006
Trad. Roger Munier

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► Site consacré à Roberto Juarroz (en espagnol)
► Pages dédiées sur Esprits Nomades
Pour commencer à saluer Roberto Juarroz, Essai critique sur l’oeuvre poétique, par Martine Broda.

16.

Algún día encontraré una palabra
que penetre en tu vientre y lo fecunde, 
que se pare en tu seno
como una mano abierta y cerrada al mismo tiempo. 

Roberto Juarroz, Poésie verticale 1

*

Un jour je trouverai une parole
capable de pénétrer en ton ventre et le féconder
de camper en ton sein
comme une main ouverte et fermée dans le même temps.