Les buveurs d’horizons

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Les venins et la lie sur la mer prisonnière
les vices emperlés aux colliers des vaisseaux
ces hommes sans regard au sang chaud des croisières
ces hommes ténébreux dont l’amour vit sur l’eau

Leurs yeux s’ouvrent comme des cages
ivres et titubants sous le poids des souvenirs
ils rentrent dans le creux des bouges
ils se cachent
et l’exil et le spleen et l’ennui se partagent
leur cœur et leur esprit comme des fruits trop mûrs

Les souffles chauds sur les perrons au seuil des portes
contre les boulevards et les cours de la nuit
les plages et les ports
les aventures mortes
dont l’ardeur se détache fermente et vient rancir
les narines gonflées par de fauves parfums
des relents d’efforts
de luttes sauvages
d’agonies obscures dans l’ombre des tables

Les ventres roulés sous les plaques de ces tombeaux
l’oreille encombrée par des mots trop lourds
et des noms trop beaux
sous l’arc du front bandé les flèches aiguës du désir
ce soir l’esprit troublé du goût irritant de partir
au verso blanc du monde sur des chemins nouveaux
sur les quais sans espoir vers les retours soudains

Partir toujours partir
courir à la renverse
les départs dépistés sur les traits du matin
à la conquête des solitudes étrangères
que le rêve haletant connaît seul et traverse
comme un désert ardent un désert humide
où la chair et l’esprit se mêlent
dans une boue savoureuse
ivresse du sang mêlé
de la détresse de mon cœur et de mon corps
au monde entier

Pierre Reverdy, extrait de Ferraille (1937)
Anthologie établie par CM Cluny, présentée par Gil Jouanard
Orphée / La Différence, 1989

Première table ~ Pierre Reverdy

Valentin de Boulogne Les joueurs de carte

Valentin de Boulogne – Les joueurs de carte

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___Les caves, les carrés, les jeux qui se débattent entre les mains coupées et les tours de passion. Car les visages comptent peu dans cette fête — tous les yeux inclinés vers le même horizon et sous les angles du ressort et la peau calme le mouvement du cœur, le péril, la chance qui s’endort.
___Il faut remettre tout en train à la limite. La lumière d’en bas soutient les plus indifférents et les lames tordues qui viennent du côté de la vitre s’engagent doucement dans les plis du regard. Le ciel est autrement placé au-dessus de ces têtes. Tout a grandi sans bruit dans le triangle étroit et si les lignes intérieures étaient droites on verrait le nombre, l’argent, les mains rentrées qui serrent et le rôle des doigts.
___Et peut-être entendrait-on crier, ou rire, ou s’étouffer les ombres. On entendrait le passage d’un niveau à l’autre, d’un cercle à l’autre.
Cette lumière qui se brise, cette larme qui roule et se dessèche dans la joie.

Pierre Reverdy, Flaques de verre, Flammarion, 1984

Attente ~ Pierre Reverdy

Quand le sourire éclatant des façades déchire le décor fragile du matin ; quand l’horizon est encore plein du sommeil qui s’attarde, les rêves murmurant dans les ruisseaux des haies ; quand la nuit rassemble ses haillons pendus aux basses branches, je sors, je me prépare, je suis plus pâle et plus tremblant que cette page où aucun mot du sort n’était encore inscrit. Toute la distance de vous à moi — de la vie qui tressaille à la surface de ma main au sourire mortel de l’amour sur sa fin — chancelle, déchirée.

P. Reverdy,  Reflux (extrait)

Les escaliers de Montmartre
Brassaï

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ATTENTE

Il se peut qu’on émeuve encore le dormeur
enseveli sous des lambeaux de rêve à fond de cale
il se peut qu’on atteigne encore la lueur
qui grimpe à l’horizon de branche en branche

Mais toi tu règnes sur les mirages du désert
sur les temples glacés dans les nues millénaires
quand les fards du sommeil s’éboulent dans la nuit
dans la tête étoilée des feux de la distance
ma paresse de plomb attend le court-circuit
et tout pèse trop lourd quand l’orgueil se soulève

Un à un les grains de la pensée s’émeuvent
chaque écueil se découvre aux charmes du soleil
les graines des sillons illuminent la terre
les rides de tes yeux tournent en tourbillon

Je ne sais plus quels arbres sur la voie prendront la garde
je ne sais plus quel vent m’apportera ta voix
ton parfum déformé sous les voûtes de marbre
ta silhouette transparente à chaque coude des allées
quand ta bouche a menti plus lourdement dans la pénombre

Quand tes yeux se sont assombris
les traits de feu qui traversaient le fond de ta pensée se sont glacés
peu à peu les forces du chagrin ont atteint leur limite
même les larmes des sapins
même les soupirs du ravin
tout allait décroissant sur le fond de la mer et les feux croisés de la rampe

Et mon désir glissait sur la route du temps
aride au bord du mystère des gouffres
mon coeur obscur jeté aux crevasses du doute
et l’oeil inquiet qui regarde de temps en temps
par-dessus l’épaule du soir si rien ne vient
si rien ne sortira du sort que je redoute

Pierre Reverdy, extrait de Main d’œuvre (1913-1949)
Anthologie P. Reverdy, par C.M. Cluny, Orphée La Différence, 1989

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► Du recueil Flaques de verre
► Pierre Reverdy sur Terres de Femmes (et navigations internes sur le site)

Pierre Reverdy, le pied dans la flaque

LES IMAGES DU VENT

D’un bout à l’autre, la ligne s’assoupit et se retire — les landes délavées repliant leurs miroirs et les buissons noircis agitant des images — des gestes indécis et de larges grimaces, loin du ciel. Il est à peine l’heure de sortir sous la pluie — les routes sont perdues entre les quatre points et l’air venu de haut et de toutes les sources plane entre les tournants, aux marges des poteaux. L’âne court dans le champ désert et sans abri. La voix qui roule dort dans un repli du vent — aucune tête ne dépasse l’herbe rase, liée aux ruisseaux creux et secs qu’il faut sauter.  Au tranchant lumineux luit la crête des vagues. Un mouvement discret, direct vient au passage où les mains détachées flottent sur le courant — sous le regard aigu, la pointe fixe d’un feu rouge vivant et calme dans la nuit.

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LE ROCHER BLANC

La pluie — la plus grosse fleur gonflée d’orgueil, de pierreries. Goutte à goutte l’or jaune des prairies, le rouge vif des revers soulevés par le vent et le long des chemins, des bordures des champs.
On se demande où finit ce creux entre les souches d’arbres et les couches du temps. Avec patience, les cris qui traversent les branches se font entendre loin. Les appels désolés cachés dans l’air et tout ce mouvement dans les soupentes.
Le mélange et les écarts de pas sur ce terrain sec et résonnant.
Sous la pierre c’est l’ombre molle et peut-être un animal vivant. Car dans cet espace tout est comme la main et l’oeil — tout se comprend.

Pierre Reverdy, poèmes extraits de Flaques de verre, Garnier Flammarion, 2009.

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► Pierre Reverdy sur Esprits Nomades