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I
Quand la vie était forte et que nous marchions
comme en rêve, glissant du métro à l’enfer
de Dante sans changer de visage ni
d’allure ; quand l’amour
comme une torche nous portait de cheveux
en chevelures, dispersant un feu de promesses
que le vent réduirait vite en cendres ; quand
la nuit restait blanche et
nous tournait contre le mur, déplaçant
de quart en quart sous nos paupières le reflet
de la lune, elle était là déjà dansante
et forte et blanche, cette ombre
qui brûle toutes les ombres et nous attend.
.
II
Toujours, encore, demain, ces mots de peu,
de rien, jetés en passant, nous débordent.
Ils amassent dans les marges de nos vies
un sable lisse et sans
vertige, auquel nul ne prête attention
jusqu’à ce que le cœur soudain batte
de l’aile et commence à compter ses pas,
parce que tout est dit,
tout, il n’y a plus qu’à tirer la porte.
Mais elle résiste soudain et grince comme
la mémoire devant une montagne d’oublis :
ce tas de sable, ce
silence qui prend toute la place et qui crie.
.
III
Peut-être fallait-il cette pluie abrupte
sur les roses mourantes et sur les toits d’été
pour remettre le ciel gris de niveau
avec les yeux du rêveur
et ramener du fond lentement la figure
de l’absent à sa fenêtre du troisième,
rue Poliveau, quand les généreux platanes
avaient encore de quoi rendre
son salut au poète, et du souffle, des
couleurs à sa chambre, allégeant la poigne
de vivre et la double question du même
dans le miroir à cru : qui
suis-je, qui ? et ma vie où es-tu ?
[…]
Guy Goffette, Élégie pour un ami [Tombeau du Capricorne]
Un manteau de fortune, suivi de L’adieu aux lisières et de Tombeau
du Capricorne – Poésie/Gallimard, 2014