Trop épris de solitude

Je suis de retour, dit-il à l’homme qui l’invite à prendre place sur le divan. Je rentre après deux siècles d’errance. Mon périple est parsemé de fines poussières. J’ai longuement marché, une bougie à la main, de hameaux déserts en zones désaffectées, avançant entre des murs de suie et des troncs d’arbres calcinés. Tout autour, le chant des grillons peuplait la nuit. Au loin, l’enfant que je fus jadis pleurait apeuré dans le lit froid où ont dormi tant de morts.
Je suis sans âge, couvert de cendre, contraint de traverser les générations pour souffler sur les braises de la mémoire familiale.

Jacques Josse, Trop épris de solitude, le Réalgar, [coll. l’Orpiment], 2024

Imazighen

reste-t-il une porte
entre les moissons perdues
la terre stérile et le verbe blessé

en fuite ou en cercle assis
nous invoquons encore ces ancêtres
qui depuis toujours ont trahi

vertige fratricide
graines de cendre
dans le ventre des damnés

Hafid Gafaïti, Survivants de la défaite, Al Manar, 2018
avec les dessins de Rachid Koraïchi

Gao Xingjian (encre)

Gao Xingjian (encre).

Les pierres de Sacy

  Du plus haut que l’on regarde ou du plus loin que l’on vienne, ce sont elles que l’on voit d’abord, filons d’ivoire sous les toits sombres, ces pierres dont le village est fait. Extraites d’une carrière toute proche, aujourd’hui abandonnée aux ronces, elles sont l’ossature du village et bien que certaines façades soient recouvertes de crépi beige ou bistre, elles donnent toujours aux maisons une note claire et chaude, comme si les pierres elles-mêmes retenaient le soleil. C’est un calcaire tendre, argileux que les maçons d’ici nomment de la marne. Il se taille facilement mais gèle aussi facilement, en raison de l’eau qu’il contient. Aussi voit-on souvent à terre de multiples éclats venus de pierres délitées, pierres gélives, dit-on, faites pour la chaleur et non pour le gel. On le sait bien que le calcaire est souvent friable, taillable et trouble à merci, qu’il aime surtout se mesurer à la patience et au silence de l’eau, lui résister, lui céder tour à tour jusqu’à édifier des reliefs karstiques et fantasques ou au contraire des sédiments aussi sages et stables qu’une longue mémoire assoupie. Ici, dans les carrières à ciel ouvert entourant le village, on voit nettement les strates des dépôts secondaires, disposés en couches très régulières. À croire qu’il n’y eut jamais de tempêtes en ces océans du Trias et que les particules limoneuses qui peu à peu se déposèrent au fond des eaux entreprenaient déjà les assises, les fondations des temps futurs. […]

Jacques Lacarrière, Le géographe des brindilles, Éditions Hozhoni, 2018.

Jean-Jacques Cordier, Reflets sur l’Yonne

Le Mystère de la création en chacun – Patrick Laupin

PL_David Smith

Photo © David Smith

 

Quand les droits sont foulés aux pieds qu’importe qu’un voile légal apparaisse sur la tête des oppresseurs si les folies accumulées au cœur de chacun ne s’écrivent pas, se vident de sens et meurent anonymes ? Si une phrase ne laisse pas resurgir le spectre de cette uniformité immobile elle n’est qu’une plaque photosensible, elle est inutile, elle ne révèle rien.

Écrire, non ce n’est pas une vaine échappatoire, il pense à des souvenirs qui le sauvent comme s’il apercevait le présent trop tard. Mais toute cette histoire n’est-elle pas tacitement une absence d’accord avec lui-même, mots vastes, vie sauve , ce que sont des mots, rien que des mots.

Des sentiments, écrire leur épaisseur, là-haut dans la vallée retrouver le silence. La seule autorité qu’il reconnaisse c’est une autorité presque ensevelie à l’intérieur des mots. Comme si dans les vraies phrases il n’y avait aucune place pour le sens, elles planent. On ne surajoute pas plus qu’on ne retranche. Douleur doucement coupable, palpable, pauvre pierre d’astre d’un million d’âmes suspendues à la commissure de lèvres qui répandent l’écho brisé d’un infini seul.

Chaque mot renforce la fêlure d’une chose muette, chaque mot revit le mal et la beauté conformes […]

Patrick Laupin, extrait de L’Homme imprononçable, suivi de Phrase et Le Mystère de la création en chacun [La rumeur libre, 2018]

 

Cédules ~ Henri Droguet

 


Égarés petits songes
à brume à pique d’aube
gainée d’encre et de rose Nil
nacreux ciel ouvert formidablement
oiseaux perdus dans les saulaies vertes
astres encore à la vadrouille
vois rouler là aux fleuves impossibles
la tête à sang jette-z’y
jette la pierre d’oubli

Le vent l’inlassable se dépayse
et fait merveille à l’arbre
à bâtons rompus l’arbre figurant
qui passe et cache une forêt grise.

                    *

de temps en temps la nuit
canton détourné
tiroir mon beau tiroir entre deux trains —
donne présence aux mots
ils craquent et c’est
l’envers du petit ruisseau
qui se déperd et détisse l’urgence
l’énigme l’impossible patience : être là
dans-une-âme-et-un-corps
allons ! j’y suis
durer n’y est pour rien

                   *

L’homme a porté sa main
au ventre qu’il
attendait qui
l’attendait
rapt ou coma magnifique
implacable caresse
l’abîme aimé s’ouvre
ou si c’était rêver l’ombre nomade
où retrouver d’autres rives
d’autres nuages enflammés
et leurs collisions vagues…
Dis… Qu’est cela ?

                   *

Demain jamais plus fini
l’hiver fait ce qu’il peut
renglace l’osier pourpre
la potentille et le mélilot
la neige sera sous la terre
l’azur nu chiffon rechigné
souviens-toi la vitre était buée de buée
et cela était bon.

23 janvier 2001

 

Henri Droguet, 48° 39′ N – 2° 01′ W (et autres lieux)
Gallimard, coll. Blanche, 2003