Du plus haut que l’on regarde ou du plus loin que l’on vienne, ce sont elles que l’on voit d’abord, filons d’ivoire sous les toits sombres, ces pierres dont le village est fait. Extraites d’une carrière toute proche, aujourd’hui abandonnée aux ronces, elles sont l’ossature du village et bien que certaines façades soient recouvertes de crépi beige ou bistre, elles donnent toujours aux maisons une note claire et chaude, comme si les pierres elles-mêmes retenaient le soleil. C’est un calcaire tendre, argileux que les maçons d’ici nomment de la marne. Il se taille facilement mais gèle aussi facilement, en raison de l’eau qu’il contient. Aussi voit-on souvent à terre de multiples éclats venus de pierres délitées, pierres gélives, dit-on, faites pour la chaleur et non pour le gel. On le sait bien que le calcaire est souvent friable, taillable et trouble à merci, qu’il aime surtout se mesurer à la patience et au silence de l’eau, lui résister, lui céder tour à tour jusqu’à édifier des reliefs karstiques et fantasques ou au contraire des sédiments aussi sages et stables qu’une longue mémoire assoupie. Ici, dans les carrières à ciel ouvert entourant le village, on voit nettement les strates des dépôts secondaires, disposés en couches très régulières. À croire qu’il n’y eut jamais de tempêtes en ces océans du Trias et que les particules limoneuses qui peu à peu se déposèrent au fond des eaux entreprenaient déjà les assises, les fondations des temps futurs. […]
Jacques Lacarrière, Le géographe des brindilles, Éditions Hozhoni, 2018.