.
Les Poètes
.
Un quartier désert a poussé hors de la ville
Sur le sol mouvant d’un marais.
Là vivaient les poètes — et chacun saluait
L’autre avec un sourire hautain.
Et l’aube vainement chaque jour se levait
Au-dessus de ce triste marais :
L’habitant du quartier consacrait sa journée
Aux travaux zélés et au vin.
Une fois ivres morts, ils se juraient l’amitié,
Palabraient, acerbes et cyniques.
Au matin, ils vomissaient, puis se remettaient
Au travail ardent et obtus.
Puis, comme des chiens, ils rampaient hors des niches,
Regardaient flamboyer la mer.
Et devant chaque tresse de cheveux dorée
D’un air connaisseur se pâmaient.
Tout attendris, ils rêvaient de l’âge d’or,
Injuriant l’éditeur tous en chœur,
Et puis se lamentaient sur la petite fleur
Sur les petits nuages gris-perle…
C’est la vie des poètes. Lecteur et ami !
Peut-être crois-tu qu’elle est pire
Que tous tes efforts impuissants quotidiens
Dans ta mare petite-bourgeoise ?
Oh non, cher lecteur, non, aveugle critique,
Au moins, le poète possède
Et la tresse, et les nuages, et l’âge d’or —
Et pour toi, c’est inaccessible !…
Tu te satisfais de toi-même et de ta femme,
De ta Constitution étriquée.
Le poète, lui, a l’universelle beuverie,
Et foin de la Constitution !
Que je crève comme un chien sous une palissade,
Que la vie me piétine, tant pis —
J’ai foi : c’est Dieu qui m’a enfoui sous la neige,
La neige-bourrasque qui me baisait !
24 juillet 1908
.
.
.
À Anna Akhmatova
Quand on vous dit — « La beauté est terrible » —
Indolente, sur vos épaules
Vous jetez un châle espagnol.
Dans vos cheveux — une rose rouge.
Quand on vous dit — « La beauté est simple » —
Vous couvrez, un peu maladroite,
L’enfant d’un châle bigarré.
La rose rouge a chu par terre.
Mais, indifférente à ces mots
Qui résonnent autour de vous,
Vous resterez pensive et triste
Tout en répétant pour vous-même :
« Je ne suis ni terrible ni simple :
Pas assez terrible pour tuer
Tout simplement ; ni assez simple
Pour ignorer que la vie est terrible. »
16 décembre 1913
Alexandre Blok, Poésies diverses [1908-1916]
in Le Monde terrible, Poésie/Gallimard, 2003
Traduit du russe par Pierre Léon
__________________________________________________
► sur Alexandre Blok, Le poète de la musique des autres mondes, sur Esprits Nomades.