95.

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Au commencement était la peur, puis la résistance à l’objet de la peur,
ensuite le verbe, le secret et les autres occurrences.
(Je mets
le chant côte à côte avec l’illusion , où il vous plaît de les placer.)

René Char, À un sérénité crispée (1951)

Partage formel ~ Char

Sculpture Javier Marín

Sculpture Javier Marín

 

XXI

En poésie c’est seulement à partir de la communication et de la libre disposition de la totalité des choses entre elles à travers nous que nous nous trouvés engagés et définis, à même d’obtenir notre forme originale et nos propriétés probatoires.

LV

Sans doute appartient-il à cet homme, de fond en comble aux prises avec le Mal dont il connaît le visage vorace et médullaire, de transformer le fait fabuleux en fait historique. Notre conviction inquiète ne doit pas le dénigrer mais l’interroger, nous fervents tueurs d’êtres réels dans la personne successive de notre chimère.
Magie médiate, imposture, il fait encore nuit, j’ai mal, mais tout fonctionne à nouveau.
L’évasion dans son semblable, avec d’immenses perspectives de poésie, sera peut-être un jour possible.

René Char, Partage formel (1945)
Char – dans l’atelier du poète, Quarto Gallimard, 2007

Nous tombons

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Ma brièveté est sans chaînes.

Baisers d’appui. Tes parcelles dispersées font soudain un corps sans regard.

Ô mon avalanche à rebours !

Toute liée.

Tel un souper dans le vent.

Toute liée. Rendue à l’air.

Tel un chemin rougi sur le roc.  Un animal fuyant.

La profondeur de l’impatience et la verticale patience confondues.

La danse retournée. Le fouet belliqueux.

Tes limpides yeux agrandis.

Ces légers mots immortels jamais endeuillés.

Lierre à son rang silencieux.

Fronde que la mer approchait. Contre-taille du jour.

Abaisse encore ta pesanteur.

La mort nous bat du revers de sa fourche. Jusqu’à un matin sobre apparu en nous.

René Char, La Parole en Archipel
Commune présence, nrf/
Gallimard,  2005

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Andy Denzler, Swept away

Andy Denzler, Swept away

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Le nœud noir

Je me redis, Beauté,
ce que je sais déjà,
Beauté mâchurée
d’excréments, de brisures,
tu es mon amoureuse,
je suis ton désirant.
Le pain que nous cuisons
dans les nuits avenantes,
tel un vieux roi s’avance
en ouvrant ses deux bras.

Allons de toutes parts,
le rire dans nos mains,
jamais isolément.
Corbeille aux coins tortus,
nous offrons tes ressources.
Nous avons du marteau
la langue aventureuse.
Nous sommes des croyants
pour chemins muletiers.
Moins la clarté se courbe,
plus le roseau se troue
sous les doigts pressentis.

René Char, Ces deux qui sont à l’œuvre
(Ibid)

Marmonnement ~ René Char

loup

Pour ne pas me rendre et pour m’y retrouver, je t’offense, mais combien je suis épris de toi, loup, qu’on dit à tort funèbre, pétri des secrets de mon arrière-pays. C’est dans une masse d’amour légendaire que tu laisses la déchaussure vierge, pourchassée de ton ongle. Loup, je t’appelle, mais tu n’as pas de réalité nommable. De plus, tu es inintelligible. Non-comparant, compensateur, que sais-je ? Derrière ta course sans crinère, je saigne, je pleure, je m’enserre de terreur, j’oublie, je rie sous les arbres. Traque impitoyable où l’on s’acharne, où tout est mis en action contre la double proie : toi invisible et moi vivace.
Continue, va, nous durons ensemble ; et ensemble, bien que séparés, nous bondissons par-dessus le frisson de la suprême déception pour briser la glace des eaux vives et se reconnaître là.

René Char, Dans l’atelier du poète, Quarto Gallimard, 2007

50.

Combien confondent révolte et humeur, filiation et inflorescence du sentiment.
Mais aussitôt que la vérité  trouve un ennemi à sa taille, elle dépose l’armure de l’ubiquité et se bat avec les ressources mêmes de sa condition. Elle est indicible
la sensation de cette profondeur qui se volatilise en se concrétisant.

René Char, Feuillets d’Hypnos 189