Tu t’obstineras ~ Aris Alexandrou

Photo © Tony Bates

Photo © Tony Bates

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TU T’OBSTINERAS
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Aussi haut puisses-tu monter, ici tu resteras.
Tu trébucheras et tu tomberas ici dans les décombres
à tracer des lignes
ici tu t’obstineras sans contrainte
sans jamais te réfugier dans une commode détresse
___________________________________jamais dans le mépris
et même si ont la force aujourd’hui ceux qui bâtissent la dévastation
et même si tu vois des colonnes d’hommes partir en rang vers la menuiserie
accepter fièrement
leur chantournement
et se placer dans de strictes cases
_______________________comme des pions.
Toi, tu t’obstineras comme si tu mesurais le temps par la succession des pétrifications
comme si tu étais sûr qu’un jour viendra
où les gendarmes et les vigiles tomberont l’uniforme.
Ici dans les décombres ensemencées de sel
que tu le veuilles ou non, tu avanceras
en calculant l’inclinaison à donner aux niveaux
tu t’obstineras, sciant seul les pierres
que tu le veuilles ou non, il te faut acquérir ton propre espace.

Aris Alexandrou, Voies sans détour,  YpSilon, 2014 (édition bilingue).
Traduit du grec par Pascal Neveu.

Remerciements spéciaux au Passeur de ce texte…

Bilan ~ Tàkis Sinòpoulos

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Que nous est-il resté du décor ? La chaise et l’autre chaise,
le tournant brusque du vent.

Ou bien, disons, feu le soleil avec ses vitres et ses oiseaux.

Nous savons avancer, approuver, oui, nous nous trouverons,
je me souviendrai de toi.

Ce qui se déplace et passe et n’est pas entendu,
à peine entendu dans les mots.

Volte-faces, reprises, béances, et l’abandon, surtout l’abandon.

Ce qui est parti sans partir, le mur qui respire, la pierre a son ombre,
l’épine a sa lune,

l’humble trésor laissé sans défense aux dents de la forêt,

le vallon oublié dans l’auge du silence, et sa goutte d’eau noire.

Dis-moi, que reste-t-il encore ?
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Tàkis Sinòpoulos, extrait de  Pierres (1972)
Anthologie de la poésie grecque contemporaine, Poésie/Galllimard, 2007
Traduction Michel Volkovitch

 

Septembre sans amour ~ Nìkos-Alèxis Aslànoglou

Photographie Wim & Donata Wenders

Photographie Wim & Donata Wenders

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Quel est celui que tu attends marchant toujours penché
dans l’insouciance d’un septembre de miel
sans cesse on te dépasse mais reste le parfum
des kilomètres aux lumières des gares
et dans la tête les haleines chaudes et la mer.
Ils ne pourront jamais plus te voir
comme autrefois, dans les yeux ; et toi, écartant une à une
les branches du domaine pour voir la ville
tu ne verras nul signe au ciel d’automne
en t’éveillant dans le recueillement de la terre gelée
de l’espoir sale, de l’ivresse vulgaire.
Ils savent désormais pourquoi détournant les yeux
tu les nourris de drogues et tu daignes
les laisser perdre le restant de leur vie
mais cela suffit
et la musique peut bien se noyer dans le sang
car bouillonnent les bruits d’une ambiance d’hiver, moteurs, fumées
remue-ménage nouveau pour ton prochain départ

Nìkos-Alèxis Aslànoglou, Odes au prince, 1981
Anthologie de la poésie grecque contemporaine, nrf Poésie/Gallimard,2007

Traduit du grec par  Michel Volkovitch

Récit ~ Georges Séféris

Photo Aleksandra Gach

Photo Aleksandra Gach

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Cet homme marche en pleurant ;
nul ne saurait dire pourquoi.
Certains pensent qu’il pleure sur des amours perdus
pareils à ceux qui nous obsèdent tant,
l’été, près de la mer, avec les phonographes.

Les autres pensent à leurs tâches quotidiennes,
papiers inachevés, enfants qui grandissent,
femmes qui vieillissent avec difficulté.
Lui, possède deux yeux comme des coquelicots,
comme des coquelicots cueillis au printemps,
et deux petites sources au coin des yeux.

Il marche dans les rues, ne se couche jamais,
enjambant de petits carrés sur le dos de la terre,
machine à vivre une souffrance sans limite
qui finit par ne plus avoir d’importance.

D’autres l’ont entendu parler
seul, tandis qu’il passait,
de miroirs brisés depuis des années,
de visages brisés au cœur des miroirs,
que nul jamais ne pourra restaurer.

D’autres l’ont entendu parler du sommeil,
de visions horribles aux portes du sommeil,
de visages insupportables de tendresse.

Nous nous sommes habitués à lui, il est correct, il est tranquille
sauf qu’il marche en pleurant, sans cesse,
comme ces saules au bord des fleuves qu’on aperçoit du train
dans une aube brouillée, par un réveil maussade.

Nous nous sommes habitués à lui — il ne signifie rien,
comme toute chose devenue habitude ;
et si je vous en parle c’est que je ne vois rien
qui ne soit devenu pour vous une habitude.
Mes respects.

Georges SÉFÉRIS,  in Journal de bord I    in Poèmes 1933-1955, Poésie Gallimard, 2009 
Traduction Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki

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