Une seule femme endormie ~ Pierre Jean Jouve

Photo © Gary Williams

Photo © Gary Williams

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Par un temps humide et profond tu étais plus belle
Par une pluie désespérée tu étais plus chaude
Par un jour de désert tu me semblais plus humide
Quand les arbres sont dans l’aquarium du temps
Quand la mauvaise colère du monde est dans les cœurs
Quand le malheur est las de tonner sur les feuilles
Tu étais douce
Douce comme les dents de l’ivoire des morts
Et pure comme le caillot de sang
Qui sortait en riant des lèvres de ton âme.

Par un temps humide et profond le monde est plus noir
Par un jour de désert le cœur est plus humide.

Pierre Jean Jouve, in Matière céleste (1937)
Dans les années profondes, suivi de Matière céleste et de Proses, Poésie/Gallimard, 1995

► voir le site consacré à Pierre Jean Jouve

Ciel ~ Pierre-Jean Jouve

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Ciel vaste ciel sans ride poids ou souffle
Signe et demeure du remous ô temple unanime et bleu
Contemple énorme coupe aveugle néant heureux
Celui qui dans la pierre est ici-bas et souffre

De ses chagrins comme des sirènes de la mer
Séduit – voyant ton infini hautain inaccessible
Infini ou absurde auquel il est amer
Son angoisse visant le seul bleu d’une cible

Ciel matière de Dieu ! symbole plus qu’éther.

Pierre-Jean Jouve, Diadème III, Mercure de France, 1966

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► voir aussi Des déserts (& liens)
► Site consacré à Pierre Jean Jouve

Des déserts ~ Pierre Jean Jouve

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DÉSERTS DÉSERTS  soyez ouverts !
Beaux pays soyez effacés !
Franchis franchis à pas muets
Le globe matinal de l’âme.

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LA CELLULE DE MOI-MÊME emplie d’étonnement
La muraille peinte à la chaux de mon secret
J’ouvre la porte avec ma main vide
Un peu de sang blessé dans la paume

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VERS TOI S’ENVOLENT, Dieu les couteaux de l’injure
Tu es si beau tu es si calme tu es si nu.
Avançons du côté de l’injure, les fleurs d’avanie
Seules perceront le ciel de carton  des douleurs humaines.
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CES FEMMES SOYEUSES des théâtres d’argent
Non, spirales de péché, mannequins d’acier
Mon Dieu, posent sur moi des yeux charnels :
Quand elles ont brisé leur étoffe de verre
Elles mangent les coeurs.

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LA GUERRE  LE VIN  le tabac les femmes
Le plaisir les hommes la guerre l’argent
Les femmes le plaisir les hommes les perles
le soleil discordant.
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C’EST VRAI  JE N’AI JAMAIS   jamais  jamais prié
Dit la femme grande et douce de taille,
Mais donne-lui mon sein mon ventre et ma jeunesse
Il sera satisfait.

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TRAVERSE D’UN CRI MON CERVEAU, hirondelle aux quatre douleurs
C’est aujourd’hui le plus ancien printemps
Dans le ciel gris la croix grise du couvent
Et la tempête a métamorphosé les verdures.
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BRÛLE CES COEURS  ce sont des silex
Ces âmes des poutrelles d’acier, des billets de banque
Ces personnages ne sont pas vrais, brûle leurs poupées
Je suis si bas vois-tu que le ciel en est outragé.

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Pierre Jean Jouve, extrait de Les Noces (Des déserts), Poésie/Gallimard, 2011

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► Parcours dans Jouve, sur le site Pierre Jean Jouve animé par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
► Un aperçu de Jouve, chez Zoé Balthus